Kaliningrad / Pologne / Lituanie

Les bruits de la guerre en plein cœur de l’Europe

Par Prune Antoine, Gil Skorwid et Jan Zappner

Scrollez…

Qui a peur de Kaliningrad ? Entre 1945 et 1991, ultra-militarisée et ultra-secrète, l’enclave soviétique sur la mer Baltique abritait le plus fort contingent militaire soviétique, des stocks d’armes conventionnelles et nucléaires, des centaines de casernes et l’école fédérale des services secrets. Avec l’élargissement vers l’Est en 2004, ce « trou noir » s’est retrouvé en plein cœur de l’Europe, entre Pologne et Lituanie, plus proche de Berlin que de Moscou.

© Balticada - 2016

L’enclave de Kaliningrad est de facto devenue un levier géopolitique de choix pour le Kremlin et une menace tangible, selon l’OTAN. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et la guerre « hybride » menée par la Russie dans l’est de l’Ukraine, les pays de la région ont sombré dans l’inquiétude, parfois dans une paranoïa et « russophobie » galopante. À Vilnius et Varsovie, le service militaire obligatoire fait son grand retour, les budgets de la défense gonflent, des groupes paramilitaires surgissent, des systèmes de surveillance sont érigés aux frontières.

De la chute de l'URSS à aujourd'hui, chronique de l'escalade des mots entre les dirigeants russes, polonais et lituaniens.

Face à « l'agressivité » du Kremlin, l’OTAN joue désormais la carte de la « dissuasion », comme l’a confirmé le dernier sommet de l’Alliance, les 7 et 8 juillet. En se livrant à des démonstrations de force, comme en juin avec l’opération Anaconda qualifiée de « plus large déploiement militaire depuis la fin de la guerre froide », l’organisation veut rassurer ses alliés. De son côté, Vladimir Poutine considère cette expansion de l’OTAN comme une « menace » sérieuse, justifiant le boom du patriotisme dans le pays.

Qui provoque qui ? Qui est l’ennemi ? Les deux camps sont passés maîtres dans l’art de se retourner la responsabilité de la montée des tensions. Cette guerre des nerfs entre Est et Ouest, à coups de déclarations menaçantes, de propagande médiatique et de course aux armements, multiplie les risques de déflagration.

Avec le soutien du Journalismfund.eu, Prune Antoine, accompagnée du photographe allemand Jan Zappner et du journaliste lituanien Gil Skorwid ont sillonné Kaliningrad, la Lituanie et la Pologne pour écouter ces bruits de la guerre. Des bruits qui ont déjà cette lourde conséquence : les habitants sont otages de cette escalade militaire et rhétorique. Comme si ces régions transfrontalières étaient devenues les champs de bataille d’un jeu de guerre qui hante tous les esprits.

Chapitre 1

À Kaliningrad, la guerre patriotique est au coin de la rue

Bastion militaire de l’URSS, isolé et secret, Kaliningrad est devenue avec l’élargissement européen un îlot russe en plein cœur de l’Europe, plus proche de Berlin que de Moscou. Depuis la montée des tensions avec les Européens, le Kremlin cherche à lutter contre l’influence occidentale en transformant l’enclave en laboratoire de sa propagande militaire et patriotique. Ivan Privalov Ivanovitch est un ancien des forces spéciales russes, les « Omon ». Aujourd’hui, il est enseignant en « patriotisme » et vit à Baltiisk, le quartier général de la flotte russe.

Ivan Privalov Ivanovitch conduit à toute berzingue sur la petite route qui mène à Baltiisk, en écoutant Radio Monte-Carlo. Lorsque Françoise Hardy entonne « Tous les garçons et les filles de mon âge », ce quinquagénaire jovial se met à susurrer en russe. De ses mains calleuses, il tient fermement le volant, garni de peau de mouton, et se met à évoquer la France, enfin surtout « le soleil de Nice ». Les forêts de bouleaux défilent à toute allure, sous un horizon plombé.

Un poster patriotique en rase campagne à Kaliningrad, qui rappelle l'anniversaire des 70 ans de la victoire sur l'Allemagne nazie.

Ivan est un gars « du coin ». Mais s'il a grandi à Baltiisk, 35 000 habitants, ses parents étaient originaires de Biélorussie et d'Ukraine. « Cela ne faisait pas vraiment de différence puisqu'en URSS, on était tous frères. » Ivan aime quand même parler de l'Ukraine, « son » pays, celui de ses aïeux. « La nature est belle, les femmes sont belles. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, il n'y a plus d'ordre », lâche-t-il, la main sur le cœur dans une courbe particulièrement sournoise. Lorsque la révolte de Maidan, à Kiev, a frémi à l’hiver 2014, Ivan s'est réjoui. « Les Ukrainiens étaient enfin prêts à jeter dehors leurs gouvernants qui leur avaient menti pendant des années », lance-t-il. « Et puis, la police a tiré sur le peuple. » Ivan soupire : « Quand un pays n'est pas capable de se défendre, alors il n'a pas d'avenir. »

Ivan bombe le torse. Il a la carrure du mec des forces spéciales, le bagout en plus : entre 1995 et 2000, il est envoyé en Tchétchénie pour lutter contre le « terrorisme ». « C'était beau Grozny, j'y ai laissé beaucoup d'amis », glisse t-il. Les autres, il devait probablement les “buter jusque dans les chiottes”. En récompense de ses bons et loyaux services, il est nommé vice-chef de la police de Baltiisk. Durant l'époque soviétique, cette base militaire secrète, interdite aux étrangers et aux personnes sans autorisation, était la base navale de la flotte russe de la Baltique. Une mer vue comme un enjeu de confrontation sans précédent entre Est et Ouest.

Dans la famille « multiculturelle » d'Ivan, on est policier, de génération en génération. Son grand-père était policier « de quartier », son père appartenait à la police des frontières et travaillait pour le NKVD, les services secrets de Moscou. Et lui ? Il ne répond pas, faisant mine de s'insurger contre la baisse de qualité du FSB, le service de sécurité russe qui a succédé au KGB : « Au centre-ville, j'ai vu une croix gammée taguée sur le mur d'un immeuble. C'est inacceptable ! »

500 ans de présence allemande

À Baltiisk, une pluie fine et continue assombrit encore plus le paysage : il y a des barres d'habitations ternes et quelques jolies demeures à l'architecture hanséatique, témoignant de la longue présence allemande à Koenigsberg, pendant plus de 500 ans. « Je vous l'accorde, la ville est un peu laissée à l'abandon depuis la transition. » Le détroit de Baltiisk est situé sur un isthme qui sépare le lagon de la Vistule et la baie de Gdansk et sert de point de départ aux ferries qui rallient Saint-Pétersbourg.

La flotte reste suffisamment solide pour affronter sans complexe les Occidentaux.

En arrivant au port, dont une partie abrite toujours la flotte de la Baltique, Ivan lance un avertissement : « Discrètes, les photos. » Quelques barques, une capitainerie défraîchie et un phare. Un pêcheur solitaire se tient dans la brume, au milieu de la digue. Autour de lui en arrière-plan, se découpent les silhouettes des navires de guerre. Dans les années qui ont suivi la chute du Mur, le nombre de navires stationnés au quartier général de la flotte russe serait passé de 450 à 190 et de 42 sous-marins à 2 selon les estimations du London Institute. Néanmoins, beaucoup de nouveaux destroyers ont été livrés ces dernières années et la flotte reste suffisamment solide pour affronter sans complexe les Occidentaux.

Le port de Baltiisk, où est stationnée la flotte de la Baltique de la marine russe.

Chaque dernier dimanche de juillet, la fête de la marine russe est « l’événement de l'année à Baltiisk », raconte Ivan : des milliers de badauds sont réunis alors que les frégates paradent sous les confettis.* Vladimir Poutine s'est joint à la foule en 2015, émergeant des flots de la Baltique tel Neptune, pilotant un sous-marin dernier cri. Ivan n'aime pas lorsque l'on critique la Russie. « Surtout sur Internet, et surtout les étrangers. Poutine est notre président quoi qu'en pense le monde. »

Depuis qu'il a quitté les forces spéciales, Ivan s'est improvisé guide touristique et donne des cours de patriotisme à l'école des Cadets de Kaliningrad. « J'enfile mon ancien uniforme et chaque semaine, je vais enseigner aux élèves une heure de bravoure. Le sens civique est important, pas seulement pour les officiers mais aussi pour tous les citoyens. » Selon certaines estimations, en raison de son passé de bastion militaire de l’ex-URSS, les trois quarts de la population de la Kaliningrad auraient encore des liens avec la police ou l'armée. Cela en ferait l’oblast le plus surveillé et le plus partisan de toute la Russie.

© Balticada - 2016

L'appartement d'Ivan est situé au premier étage d'un lotissement sans âge : le toit fuit, il y a des seaux entre les tapis et des cloisons en carton qui laissent passer l’humidité. Beaucoup de militaires décorés pour « héroïsme » ont reçu un appartement flambant neuf. Pas Ivan. Le mur est tapissé de photos le montrant en treillis dans les montagnes du Caucase. Lorsqu'il regarde la télé, il entend parfois à l’extérieur des bruits d'explosion et « les murs tremblent ». Les « exercices » ont repris, dit-il. Lorsqu'il va faire ses courses, il voit parfois passer des tanks dans la rue principale. « Cela donne un sentiment de sécurité. N'oubliez pas que nous sommes encerclés par des pays hostiles », affirme-t-il.

Ivan Privalov Ivanovitch, un ancien des forces spéciales russes reconverti en professeur de « patriotisme », chez lui, à Baltiisk.

Les déclarations « folkloriques » de la présidente lituanienne ou les « petits bras » polonais, « tout ça, c'est un truc d'écolier, à qui pissera le plus haut », pense Ivan tout haut, le nez dans son thé. « Heureusement que Vladimir calme le jeu sinon la guerre aurait déjà commencé. Le monde se fout de Kaliningrad », souffle-t-il à voix basse. « Nous avons survécu à la perestroïka, nous sommes des hommes forts. »

Malgré son patriotisme, Ivan aime bien se rendre en « territoire ennemi », en Pologne par exemple. « Il y a un aquapark que ma fille de quatre ans adore. » Et puis, il avoue à voix basse : « Je fais aussi quelques courses. Si nous n'avions pas le régime sans visa avec nos voisins, nous crèverions de faim », dit-il. Depuis les sanctions de l’UE et la crise économique, les prix ont plus que doublé dans l'enclave. « Le kilo de poires est passé de 30 à 200 roubles en un an. » Il y a aussi cette « foutue » inflation qui grignote sa retraite. Il hésite, dissimulant rapidement l'emballage étranger d'une boîte de gâteaux : « Nous, les Russes, nous sommes habitués à souffrir mais en silence. »

Chapitre 2

Une enclave sous très haute surveillance

La remilitarisation de l'enclave russe cristallise les inquiétudes des observateurs étrangers, tandis que la propagande du Kremlin marche à pleins tubes.

Comme pour beaucoup d’enfants de la génération post-perestroïka, l’itinéraire d'Ilya Schumanov ne connaît pas de ligne droite. Installé au “Café Croissant” (en français) au centre-ville, une sorte de Starbucks local aux larges fenêtres et “macarons” colorés en vitrine, il évoque volontiers son parcours. Né dans l'enclave au début des années 1980, Ilya y a grandi avant d'attaquer une scolarité à l'incontournable école des Cadets. « Kaliningrad a toujours été une région stratégique, à l'avant-poste du monde occidental, pensée pour défendre la Russie d'incursions ennemies », explique-t-il. « Il est normal pour tous les enfants du coin d'aller à l'école militaire. »

La « première ligne de défense russe » sur la mer Baltique est restée fermée aux étrangers durant cinquante ans et abritait le plus important contingent militaire de toute l'URSS. Durant toute la période communiste, 35 à 40 % de l'économie de l'enclave aurait été liée à l'arsenal militaire soviétique. Des tonnes d'armes conventionnelles y sont stockées et au moins 100 000 soldats régulièrement stationnés, bien que certaines sources lituaniennes évoquent entre 200 000 et 300 000 personnes.

Dans le tourbillon des années 2000, alors que les autorités font de Kaliningrad une « zone économique libre » (détaxée) pour essayer d'attirer les investisseurs étrangers, Ilya Schumanov, diplômé en droit, refuse de devenir soldat ou policier. Il se lance dans le « business des machines à sous » : il dirige un casino, avant de perdre sa licence et de se reconvertir dans la fonction publique. Employé des pouvoirs publics locaux, il est rapidement écœuré par le degré de corruption et la pratique du « dessous-de-table, fondement de l'économie ici ». Il démissionne et à 34 ans, il monte l'antenne locale de Transparency International.

Ilya se lève et jette un œil par la fenêtre : détruite à 90 % durant la Seconde Guerre mondiale, la topographie rectangulaire de la ville aligne les immeubles défraîchis qui mènent à la place de la Victoire (ancienne place Adolf-Hitler). L'hôtel “Kaliningrad”, dont l’enseigne clignotante affiche des lettres cyrilliques rouge sang, propose un luxueux restaurant à sushis au rez-de-chaussée. De longues femmes blondes en chaussures à talons pointus y savourent des makis en toisant des “babushkas” qui vendent des cigarettes à la sauvette, sur le trottoir. Au croisement des avenues Lénine et Moscou, le Kaliningrad Plaza est un centre commercial écrasant dont les écrans plasma géants vantent les multiples casinos de la ville.

Kaliningrad était réputée pour être une sorte de “Las Vegas post-soviétique”.

« Jusqu'en 2016, date de la fin de la zone économique libre, Kaliningrad était réputée pour être un paradis fiscal pour oligarques, une sorte de “Las Vegas post-soviétique” », reprend Ilya Schumanov. « Le maire de Kaliningrad a une maison à Cannes et l'ancien gouverneur de la province vit désormais sur la Côte d'Azur, alors que la majorité de la population ici souffre d'une situation socio-économique désastreuse. »

Loin d'évoquer la crise du rouble, aggravée par les sanctions européennes de 2014, le Kremlin dont le budget défense a augmenté de 215 % depuis 2000 (66,4 milliards de dollars en 2015, à la quatrième place mondiale) préfère détourner l'attention de la population. « La propagande, commencée en 2008, occupe désormais tous les canaux : télévision, radio, journaux, réseaux sociaux, publicité. Il ne doit rester aujourd'hui qu'un ou deux médias indépendants, les autres sont sponsorisés par les autorités », ajoute Schumanov.

Un panneau publicitaire patriotique dans les rues de Kaliningrad, où beaucoup d'événements culturels organisés relèvent de la propagande.

Chaque commémoration de la victoire du 9 mai 1945 sur les nazis met aux premières loges la modernisation incroyable de l'arsenal militaire. Kaliningrad joue ainsi un rôle de levier pour la Russie, comme pour l’OTAN. Les Occidentaux imaginent que Poutine y envoie des armes, modernise la flotte… Comme à l'ère de la guerre froide, le secret et la manipulation des données sur les capacités militaires de l'un et de l'autre camp sévissent. « En réalité, même les habitants ne savent pas ce qui s’y passe », ajoute Ilya. « Les informations sur les missiles Iskander, je les ai lues dans un journal suédois. Il n’existe aucun accès à ces données secret défense. »

Une scène culturelle en plein boom

Loin des missiles, certains à Kaliningrad ne jurent que par l’art. « Naturellement, s'imaginer passer d'un lieu extrêmement militarisé à un épicentre de la hype serait exagéré, néanmoins, il se passe quelque chose ici », sourit Artem Ryzhkov, 42 ans, en ouvrant la porte de “Kvartira”, un appartement collectif qu'il a reconverti en bar-café-galerie branché. Chaque année, ce galeriste russe qui cultive le look pointu d'un hipster de Brooklyn (veste en flanelle et sneakers colorées) organise l'édition du Film européen de Kaliningrad. « Les jeunes d'ici sont très réceptifs à l'art sous toutes ses formes : cela ne signifie pas qu'ils soient incroyablement passionnés par la culture mais j'essaie de leur offrir une échappatoire peu chère. Les gens n'ont plus les moyens d'aller à l'étranger. »

Si Artyom, qui a appris l'anglais durant la glasnost (en écoutant la BBC), s'est acheté des disques au marché noir avant de monter une videoteka pirate à Kaliningrad, n'a pas fini au goulag, c’est probablement parce que son grand-père était « ministre de la censure du régime ». Un héritage parfois lourd à porter : « J'essaie de me racheter du passé… disons un peu… partisan de ma famille, en m'investissant dans la vie locale. Je veux inciter les gens à réfléchir. » Aujourd’hui, Artyom se dit fier de l'« identité plurielle » de l'enclave qui, selon lui, inspire nombre d'artistes. Et une scène culturelle en plein boom.

En 2014, le Baltic branch of National centre for contemporary arts, un centre d'art contemporain, ouvrait ses portes dans l'enclave, organisant expositions, festival de musique électro ou Kaliningrad Art Week.* L'agenda culturel compte une vingtaine d'événements par an, du concours de poésie slam à une biennale de photo, festival de street-food avec food trucks et dégustation de burgers inclus. Une myriade d'artistes étrangers y sont accueillis en résidence et les galeries d'art ont poussé comme des champignons. En plein embargo européen, l'initiative ne manque pas de piment. Au centre-ville, la carcasse de béton et d'acier du “Dom Sovietov”, l'ancienne Maison des Soviets, un bâtiment éventré laissé à l'abandon depuis la transition, attend d"être reconverti en centre culturel, peut-être d'ici la Coupe du monde de football 2018 qui aura lieu en Russie. Le stade de l’Arena Baltika, situé dans l'estuaire du fleuve Pregolia, fait d'ores et déjà fait peau neuve.

À Kaliningrad, l'agenda culturel est de plus en plus sous influence.

Les espoirs étaient grands quand le Kremlin, au début des années 2000, avait annoncé sa volonté de transformer Kaliningrad, la terre natale de l’ex-épouse de Vladimir Poutine, en une « région-pilote, laboratoire des relations avec l'UE ». Las. Depuis l'annexion de la Crimée (et le divorce du président), la situation économique et sociale dans l'enclave n’a fait qu’empirer. « Nous ne devrions pas laisser la politique affecter les relations entre les gens », veut croire Artyom, qui reconnaît toutefois qu'à « Kaliningrad, l'agenda culturel est de plus en plus sous influence ». En 2015, montée des tensions entre Occidentaux et Poutine oblige, « un festival du film de guerre, suivi d'un festival du film sur les valeurs familiales ont été proposés » aux habitants. Quelques mois plus tard, un concert de « musique patriotique » réunissait à nouveau des centaines de spectateurs.

Alexander Sakharov, un ancien historien et journaliste d'une cinquantaine d'années, a lui aussi choisi de se reconvertir en « guide touristique ». « Comme la majorité des gens qui vivent ici, nous sommes des enfants d’émigrés », commence-t-il. « Les autorités ont proposé à des milliers de familles pauvres de la Sibérie, du Kazakhstan ou de l'Oural de venir s'installer ici après la guerre. Les Allemands ont été chassés, il n’y avait rien à manger et on leur a offert des terres gratuites. » Par la suite, l'absence de structures judiciaires et son isolement ont fait de Kaliningrad une « zone grise pour criminels en cavale, bagnards, un refuge pour tous les paumés de l'ex-URSS désireux de se racheter une conduite en travaillant pour le gouvernement ou les services secrets ».

Depuis l'élargissement vers l'Est en 2004, Kaliningrad inquiète sérieusement le Kremlin : les habitants de l'enclave filent régulièrement s'approvisionner dans la Pologne voisine où les produits d'alimentation sont moins chers, voire multiplient les voyages à Gdansk ou Berlin, plus proches géographiquement que Moscou (situé à 1 250 km). Les enfants ont oublié les dates officielles et les grands hommes de l'histoire soviétique mais connaissent par cœur les noms des joueurs de football allemands.

L'identité schizophrène de ce no man's land est devenue un problème à régler pour Moscou.

L'identité schizophrène de ce no man's land en plein cœur de l'Europe est devenue un problème à régler pour Moscou. Le gouvernement réfléchit ainsi à réintroduire une loi obligeant les citoyens russes à déclarer tout projet de départ à l'étranger pour obtenir une autorisation. Une chaîne de télévision dédiée à l'armée diffuse en continu des images d'opérations extérieures. L'enclave abrite le cursus fédéral du FSB, l'Académie des Cadets, l'école navale et une école « patriotique ». Depuis les tensions avec les Européens, le passage de frontière pour les étrangers est d’ailleurs de plus en plus difficile et dure des heures. Tout appareil photo doit être notifié et enregistré par les autorités.

Alexander Sakharov jure que les gens ont « peur comme pendant la perestroïka, même s'ils boivent moins », nuance-t-il après un instant de réflexion. « Tous les Russes doivent être patriotes. Car il n'existe aucune alternative au système. »

Chapitre 3

« La propagande nous maintient dans un conte de fées militaire »

L’oblast de Kaliningrad est-il pour le Kremlin un maillon faible ? À quelques semaines des élections législatives russes de septembre 2016, le régime garde en mémoire le soulèvement de 2010.

Le 30 janvier 2010, plus de dix mille personnes descendaient dans les rues de l’enclave pour appeler à une relance économique de la région, laissée à l'abandon depuis la transition. Les manifestants réclamaient aussi l’arrêt de la « dictature du parti au pouvoir » (le parti pro-président, “Russie unie”) et la démission du gouverneur de la région, Gueorgui Boos. En mars, cette vague de contestation sans précédent se propageait au reste du pays.

L'activiste Aleksandr Zhidenkov, arrivé à Kaliningrad dans les années 1970, n'est pas peu fier d'être un « élément perturbateur » de la Russie de Poutine. L'ONG qu'il a fondée, le Comité de défense publique, a été très active durant les manifestations et lutte aujourd’hui contre la « re-militarisation » des esprits.

Aleksandr Zhidenkov a créé une ONG, le Comité de défense publique, qui lutte contre la « remilitarisation » des esprits.
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Pourquoi le 20 mars 2010 est-il une date importante pour Kaliningrad ?

Le 20 mars 2010, un appel à une Journée solidaire de la colère a été lancé dans toute la Russie pour protester contre l'incurie des pouvoirs locaux mais aussi du gouvernement fédéral. À Kaliningrad, les habitants se sont réunis sur la place centrale, devant la Maison des Soviets pour un « marché des mandarines » (le symbole du gouverneur de l'époque Gueorgui Boos). Nous voulions protester pacifiquement. Près de 4 000 personnes se sont rassemblées, agitant leurs mandarines au-dessus de leurs têtes pendant des heures. Nous avons brandi un poster « Poutine démission ». Les gens se sont ensuite eux-mêmes dispersés, contents d’avoir ainsi tourné en dérision l’arbitraire du pouvoir.

Qu'avez-vous fait depuis cette action de protestation ?

Lorsque nous avons commencé à revendiquer notre droit de manifester dans la rue avec des posters critiquant le président, les arrestations ont commencé. Ces détentions illégales nous ont appris à nous défendre en justice. Devant la cour, nous avons réussi à justifier notre droit de protester. Depuis 2010, les actions en justice ont été notre pain quotidien et l'essentiel de notre activité. Au début, les juristes se moquaient de nous. Après que les membres de notre organisation ont été acquittés plusieurs fois, les policiers ont dû réviser sérieusement leur attitude. Nous avons reçu environ 300 000 roubles de dommages et intérêts. Mais il est regrettable que la situation depuis soit devenue encore plus difficile.

En quoi la situation en Russie a t-elle changé depuis le début de la guerre en Ukraine ?

2014 a été une année charnière pour nous. Ce qui est arrivé à notre organisation est directement lié à la crise en Ukraine. Certains groupes dits “punitifs” se sont constitués pour lutter de manière agressive contre toute action de désobéissance civile : des ONG locales comme “Novorossia” ou les sections régionales des “Loups de la Nuit” et des “Cossacks russes” affirment avoir le droit de lyncher ceux qui ne sont pas d'accord avec la position officielle du gouvernement.

 Certains groupes affirment avoir le droit de lyncher ceux qui ne sont pas d'accord avec la position officielle du gouvernement. 

Comment procèdent-ils ?

En septembre 2014, nous avons organisé une manifestation appelée la Marche de la paix et les membres de ces groupes l'ont bloquée. Ils nous ont entourés et nous ont attaqués. Personne n'a été tué mais il y a eu beaucoup de blessés.

Qui coordonne les actions de ces groupes à votre avis ?

Sur leurs sites web, nous sommes présentés comme les ennemis à abattre. Ils nous menacent et nous attaquent régulièrement. Aucun média local n'a jamais écrit sur ces violences. Une personne a perdu la vue, une autre est paralysée. C'est la même chose avec la police : une enquête criminelle a été ouverte mais les flics retardent les investigations et ne font rien pour que l'affaire avance. Nous connaissons les personnes qui nous ont attaqués mais nous ne pouvons rien faire contre elles.

Les représentants de “Novorossia” ont tenu une conférence de presse et se sont officiellement déclarés responsables pour la sécurité et l'ordre dans les rues. Ils ont promis d'éliminer physiquement tous ceux qui veulent protester. Je pense que cela suffit pour qualifier de tels groupuscules d'extrémistes. Comment pourraient-ils être inquiétés ? Ils ont la police dans leur poche.

© Balticada - 2016

Est-ce que la situation depuis la crise en Ukraine a un impact sur l'ambiance à Kaliningrad ?

Il y a une véritable hystérie militaire relayée par les principaux médias du pays. Cela impacte directement le comportement des habitants. Et puis, il y a aussi les décisions prises par le régime. Des lois de plus en plus restrictives sont votées, qui rendent la politique du Kremlin de plus en plus agressive et permettent l'existence de ces organisations paramilitaires.

Il y a aussi une re-militarisation de Kaliningrad…

Ce show militaire permanent, ces armes flambant neuves qui sont exhibées comme lors de la victoire du 9 mai sur l'Allemagne nazie, ainsi que ces « provocations étrangères » constamment dénoncées par le Kremlin sont une très mauvaise chose. Que conclure de la politique menée par Poutine ? Selon lui, nous sommes entourés d'ennemis et ils changent tous les trois mois. La Pologne est un voisin hostile, l'Ukraine est aussi un ennemi. Et que dire de la Géorgie ? Maintenant la Turquie aussi est notre ennemie, demain ce sera qui, la Moldavie ? Cette re-militarisation est selon moi un jeu de pouvoir. Les gens sont convaincus que la guerre pourrait éclater à tout instant.

Cette militarisation de l'enclave existe pourtant depuis l'époque soviétique.

Il s'agit de la même culture qui multiplie les références historiques à nos performances militaires et nos victoires passées. Cette propagande nous maintient dans une sorte de conte de fées militaire. Si l'on s'intéresse aux effets psychologiques de ce discours sur les citoyens, je pense que son impact est bien plus fort aujourd'hui qu'il ne l'était à l'époque soviétique. Les vétérans russes de la Seconde Guerre mondiale n'ont jamais glorifié la guerre parce qu'ils l'avaient vue et vécue. Ils pensaient qu'il valait mieux l'oublier. Aujourd'hui, cette idée de la guerre est à nouveau en vogue, glorifiée par ces parades militaires. Si nous baissons les bras, alors nous pouvons dire adieu à l'espoir d'une société civile en Russie. Il n'y aura plus ni citoyenneté ni démocratie et nos enfants n'auront plus qu'à quitter ce pays.

Chapitre 4

En Pologne, diplomatie du shopping et revival paramilitaire

Depuis la guerre dans l’est de l’Ukraine et la victoire à Varsovie d’un gouvernement ultraconservateur, la Pologne est plus méfiante que jamais envers son grand voisin russe. Le pays hésite entre une diplomatie du shopping et des affaires ou un net durcissement de ses relations bilatérales. À la frontière avec l’enclave russe de Kaliningrad, Braniewo refuse de penser à la « guerre ». Les habitants ont beaucoup profité des retombées économiques d’un accord sur le petit trafic transfrontalier, accord que le gouvernement polonais a suspendu début juillet 2016.

Monika Trzcińska, la maire de Braniewo.

« Bien sûr que les Russes ont longtemps été nos ennemis jurés ! Il y a 25 ans, nous voyions des avions russes dans le ciel et il y avait des tanks dans les rues », s'exclame la maire de Braniewo, Monika Trzcińska, en réajustant sa permanente blonde d'un air légèrement agacé. « Mais aujourd'hui, l'économie de notre petite ville serait très difficile à imaginer sans eux. » L’ancienne directrice de la radio-télévision locale savoure son mandat de nouvelle élue, depuis le suicide de son précédesseur à l’hiver dernier.

Pani (madame) Trzcinka soupire bruyamment : il fait très chaud autour de la longue table en bois d'acajou, placée sous le sceau de la ville, un écuyer à cheval qui rappelle la présence prussienne. Baptisée « Braunsberg » en allemand, Braniewo est une ancienne garnison militaire de 18 000 habitants, connue pour abriter « le plus grand cimetière soviétique du monde ». Située au nord de la Pologne, à moins de dix kilomètres de l'enclave russe de Kaliningrad, près de la lagune de la Vistule, la ville illustre le destin contrarié de ces bourgades discrètes de Prusse orientale, constamment occupées et ballotées entre diverses puissances.* Fondée par les chevaliers teutoniques au Moyen Âge, puis occupée par les Russes, Braniewo est redevenue polonaise en 1989, à la chute du Mur.

D'un claquement de doigts, Monika Trzcińska demande des rafraîchissements, avant de présenter son “staff” : son « assistant communication » (un ami d'enfance) et le « traducteur pour les journalistes étrangers » (le fils de son ami d'enfance). Comme deux millions de compatriotes, les deux derniers ont émigré en Angleterre en 2004, au lendemain de l’élargissement de l’Union européenne vers l’Est. À leur retour plus de dix ans plus tard, ils ont eu du mal à reconnaître Braniewo, leur ville natale.

Netto, Intermarché, Bricomarché…

Scène de rue à Braniewo : les tracteurs croisent les marshrutkas, ces bus faisant l'aller-retour avec Kaliningrad.

Enseignes lumineuses, ronds-points flambant neufs et chaînes de magasins d'alimentation, de vêtements ou de soins ont surgi dans une ville prise de frénésie capitaliste collective. Trois “Biedronka”, l'enseigne référence de la grande distribution en Pologne, sont solidement implantés ; le hard-discounter allemand Netto est là aussi, ainsi que les français Intermarché, Bricomarché. Un shopping mall géant doit ouvrir. Les commerçants locaux ne sont pas en reste : sur la rue principale s'égrènent une pâtisserie, une friperie “Second Hand London”, un magasin de chaussures, une pharmacie et le boulanger qui s'est quasiment transformé en multinationale du pain. Le tout pour une cité qui compte seulement 17 000 habitants.

Les habitants n’ont sûrement pas vu autant de Russes depuis 1945

« C’est le plein boom, non ? », demande fièrement la maire, en tapotant la table de ses ongles soigneusement vernis. Le tourisme avec les voisins a explosé. Les Russes se ruent en masse vers la Pologne voisine. L’« invasion » serait due à un accord sur le petit trafic transfrontalier, signé en 2012 entre la Russie et la Pologne. Les habitants de la région d'Elblag côté polonais et de Kaliningrad côté russe obtiennent le droit à un régime avantageux, sans visa et valable deux ans. Résultat : les passages de frontière explosent. En 2014, 3,2 millions de Polonais et 3,3 millions de Russes ont fait l'aller-retour. « Depuis l'ouverture de l'Ikea de Gdansk, les habitants n’ont sûrement pas vu autant de Russes depuis 1945 », ajoute Monika, pince-sans-rire.

Grâce notamment aux facilités de visa induites par l'accord sur le petit régime transfrontalier, Lucija trafique des cigarettes et de la vodka à la frontière entre la Pologne et Kaliningrad pour « améliorer sa retraite ».

Malgré les sanctions européennes et la récente montée des tensions entre dirigeants russes et polonais, le flot de visiteurs ne tarit pas. Les Russes se rendent en Pologne plusieurs fois par mois faire leurs emplettes et acheter des produits courants dont les prix sont jusqu’à 50 % moins chers qu’à Kaliningrad, où l’inflation et la corruption font rage. Les Polonais ne sont pas en reste, surtout quant il s'agit de contrebande.

Lucija, une solide quinquagénaire qui patiente sur le parking du Bricomarché, ouvre discrètement son coffre arrière, rempli d’alcool et de cigarettes. « Les trafiquants polonais ont leurs propres règles pour ne pas tuer le business », énonce-t-elle. « Maximum deux cartouches de clopes, un demi-litre de vodka et 20 litres d'essence par 24 heures. Tout le monde trafique ici et depuis toujours. C’est pour arrondir nos retraites. Après la chute du Mur, on avait une ligne de train directe qui reliait Kaliningrad à Gdansk, tout se passait dans les wagons, on s'arrangeait avec les contrôleurs. »

© Balticada - 2016

Le problème, ce n'est pas Vladimir Poutine mais le taux de chômage de 30 % qui ronge notre région.

L'essor de ces business semble parfois occulter l'hostilité historique entre les deux pays. Depuis le crash de l'avion présidentiel à Smolensk en 2010, beaucoup de Polonais restent persuadés que c’était un « coup » téléguidé par le Kremlin. Comme une sinistre répétition de Katyn en 1940 où 22 000 résistants au régime, principalement l'intelligentsia, avaient été massacrés par les services secrets du NKVD. « Cette peur génétique des Russes en Pologne s'est aggravée… depuis… euh… la chute… vous savez… de l'avion présidentiel », confirme, un brin gênée, Monika Trzcińska, avant de se redresser. « Il faut regarder de l'avant. Le problème, ce n'est pas Vladimir Poutine mais le taux de chômage de 30 % qui ronge notre région. »

La maire reconnaît que depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2013, quelques « petits » incidents marginaux ont bien « éclaté » à Braniewo. Comme ce jour où l'un des touristes russes a crié dans un magasin que « bientôt, tout le monde paierait en roubles ». Ou lorsque la rumeur a enflé que Poutine réarmait Kaliningrad et que « les tanks russes allaient de nouveau débarquer ». Avec l'arrivée du gouvernement ultraconservateur (PiS) à l'automne 2015, cette méfiance n'a fait que grandir*. Selon un sondage de la chaîne TVN24, 39 % des Polonais jugent probable qu'une guerre éclate. Les dépenses consacrées à la défense ont augmenté de 25 % et en avril, Wytold Waszczykowsk, le ministre polonais des affaires étrangères, a même déclaré que « la Russie était plus dangereuse que l’État islamique ».

Booster le tourisme russe dans l’espace Schengen

Monika Trzcińska secoue la tête : « Il y a la politique à Varsovie et la réalité du terrain. » Les échanges culturels et d’artistes se poursuivent, les Russes continuent de laisser les plus gros pourboires. Un deuxième pont routier doit bientôt être construit. L'infrastructure hôtelière, avec “spa de luxe” ou restaurants plus “haut de gamme”, va être développée. La maire de Braniewo a d’ailleurs sa demande de fonds européens, prête dans un tiroir.

Mais ses jolis plans pourraient bien s’effondrer. Début juillet 2016, le petit accord transfrontalier a été suspendu par le gouvernement polonais. La raison officielle ? Assurer une meilleure “sécurité” du pays à la veille du sommet de l’OTAN à Varsovie et des Journées mondiales de la jeunesse qui auront lieu dans le pays. Il n’a pas été précisé s’il serait ensuite rétabli.

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    Nikolaï, 55 ans, est accompagné de toute sa famille. Il n'a pas accepté de se faire photographier. « Je ne suis pas un gars de la région. Toute ma vie, j'ai travaillé à 5 000 bornes d'ici sur une plateforme de forage de gaz dans l'Arctique. Et hop, j'ai tout vendu pour m'acheter une grande maison dans le coin et passer ma retraite à Kaliningrad. Je passe la frontière trois fois par mois et je viens acheter de l'alimentation, des cosmétiques ou des produits de bricolage. C'est moins cher ici : les œufs par exemple sont 20 % moins chers à Braniewo, comme beaucoup de produits, il y a environ 15 à 20 % de différence, cela se ressent au quotidien. En Russie, les prix augmentent beaucoup depuis un an. Certains disent que les sanctions ne sont pas une bonne chose car c'est la société russe qui en paie le prix. Les oligarques, eux, n'en souffrent pas suffisamment, si vous voulez mon avis. Comme j'ai été très honnête avec vous, je ne veux pas que vous preniez ma photo. Si j'avais menti, peut-être que vous auriez pu. »
    Mediapart
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    Gallina, 42 ans, est en train de remplir son 4 x 4 : « Je viens deux fois par mois. Cela fait 15 ans que je viens régulièrement à Braniewo. Ce sont comme de petites vacances pour moi, une escapade à l’étranger, pas seulement du shopping. C'est vrai que les prix sont moins chers ici, jusqu'à un tiers de moins qu'à Kaliningrad. Le dollar grimpe et le prix de l'essence s'effondre, ce n'est pas bon pour nous les Russes. »
    Mediapart
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    Margarita, 49 ans, travaille comme agent public : « Je ne suis pas ici pour faire du shopping mais pour visiter la région. Bon, c'est vrai qu'il n'y a pas grand-chose de spécial à faire mais je ne viens pas souvent. En tout cas, ce n'est pas pour les prix : tout coûte la même chose qu'à Kaliningrad, c'est même un peu plus cher ici. »
    Mediapart
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    Ekaterina, 34 ans, est accompagnée de son père Nikolaï, 68 ans, ancien pilote de chasse de l'armée de l'air russe : « Je viens du lac Baïkal et je me suis installé à Kaliningrad pour mes vieux jours. Je n'ai pas de problème à venir faire mes courses en Europe. Ce n'est pas pour le prix mais pour la qualité des produits que je viens environ une fois par semaine, pas seulement à Braniewo mais parfois je pousse aussi jusqu'Elblag ou Gdansk. Regardez ma fille, comme elle est belle, elle élève ses trois enfants, il faut les nourrir au juste prix. Comment ça, vous croyez que je viens plus souvent depuis les sanctions européennes, qui sont complètement injustes ? C'est plutôt vous qui allez en souffrir : vos entreprises ne pourront pas s'implanter en Russie, ne pourront pas vendre sur le marché russe. En plus, c'est faux de dire que la Russie fait la guerre à l'Ukraine, c’est l’inverse. »
    Mediapart

Sur le parking du Biedronka

Avec la mise en place d'un régime frontalier spécial en 2012, les allers-retours Russie-Pologne ont triplé. Dans le centre de Braniewo, la journée est rythmée par un ballet d'automobiles immatriculées “K” (pour Kaliningrad) qui se garent sur les parkings des supermarchés de la ville. Leurs conducteurs remplissent à ras bord les coffres de leurs voitures, avant de repartir vers la Russie.

Chapitre 5

Des miradors plantés à la frontière, mais pour faire quoi ?

En juillet 2015, le gouvernement polonais a annoncé la construction de quatre miradors de surveillance flambant neufs à sa frontière directe avec la Russie. Budget : 3,7 millions d'euros, financé à 75 % par l'Union européenne pour un système qui, selon le discours officiel, doit lutter contre l'immigration illégale et la contrebande.

Le dernier poste douanier polonais avant la Russie est un bâtiment aux couleurs pastel, fraîchement rénové, niché à l’entrée de Wegorzewo, une petite ville de Mazurie. Bras croisés et regard noir, l’attachée de presse et lieutenante Mira Aleksandrowicz ne peut retenir ses cris. « Chercher au GPS notre nouveau dispositif de surveillance avec la Russie ? Mais qu'est-ce que vous avez dans la tête !? » Tenue de Fée Clochette et pistolet bien en évidence, madame Aleksandrowicz met les mains sur les hanches. « Maintenant, vous allez nous suivre pour la visite officielle, dobrce [0K] ? »

Le convoi de cinq douaniers et deux véhicules dépasse des soldats en plein jogging et deux énormes tanks qui circulent en sens inverse. Ancienne garnison militaire, Wegorzewo est aussi une destination très touristique, située au cœur de la voïvodie de Varmie-Mazurie, une contrée réputée pour ses lacs et ses cigognes. La ville abrite l’un des festivals de rock (et de poésie) les plus connus de Pologne. Les panneaux “Zimmer Frei” affichés aux fenêtres indiquent que la région est très prisée des vacanciers, allemands notamment. « Intégrer l'Europe en 2004 a eu du bon », se souvient rêveusement Mira Aleksandrowicz. « En dix ans, les choses se sont beaucoup améliorées. Nous avons plus d'argent, des nouvelles technologies, des ordinateurs et des automobiles neuves. »

Les “excellentes” relations avec les “collègues russes, de l’autre côté” n'ont pas changé.

La voiture emprunte un petit chemin dans des bois touffus. Une trentaine de personnes travaillent au poste-frontière de Varmie-Mazurie, qui est divisé en plusieurs unités. Il y a les gardes verts, les “rangers” responsables de l'entretien des forêts, la police de l'eau et puis les gardes qui surveillent les check-points. Selon Mira Aleksandrowicz, les « excellentes » relations avec les « collègues russes » n'ont pas changé. Enfin, « pas depuis l'Ukraine je veux dire », ajoute-t-elle.

Des champs couverts de pâquerettes s'étalent à perte de vue. « Là-bas, c'est la Russie », désigne Mira Aleksandrowicz de son doigt manucuré. « Trois kilomètres tout au plus. » C’est là qu’est plantée une silhouette de métal haute de 50 mètres, piquetée de radars et protégée par des barbelés. Ce mirador moderne aux couleurs polonaises, le blanc et le rouge, fait partie d’un système de haute technologie déployé par la Pologne, le long de ses 200 km de frontière est.

Opérationnelles depuis juin 2015, les caméras des six tours d'observation sont censées pouvoir détecter tout mouvement suspect, 24 heures sur 24, les informations étant retransmises sur un écran au poste-frontière. À la question de connaître la nature exact du matériel installé sur la tour, Mira Aleksandrowicz répond simplement qu’elle n’est pas « habilitée à parler technique ».

Pologne, une frontière sous haute surveillance : sur la route avec la lieutenante Miroslawa Aleksandrowicz.

Notre job, c'est de lutter contre l'immigration illégale.

En 2015, l’hebdomadaire Newsweek écrivait que comme beaucoup d'anciens États satellites, la Pologne serait tellement préoccupée par la possibilité d'une agression « hybride » russe depuis l'annexion de la Crimée, qu'elle aurait décidé « d'améliorer son système de sécurité à ses frontières ». Résultat : le budget de la défense est passé à 2 % du PIB en 2016 et le pays s'est récemment lancé dans l'un des plus importants programmes de modernisation de son armée.

« La guerre froide, quelle guerre froide ? », demande avec ironie Mira Aleksandrowicz. « Notre job, c'est de lutter contre l'immigration illégale », répète-t-elle. Mais en vingt ans de carrière, elle ne peut se souvenir que d'une seule fois où elle a arrêté un clandestin. « Les migrants se font repérer soit lors des check-points parce qu’ils n’ont pas de passeport, soit parce qu'ils essaient de passer la frontière en courant à travers les champs », ajoute-t-elle, en haussant les épaules. Beaucoup viennent de Tchétchénie, Azerbaïdjan… des anciennes républiques soviétiques.

La présence américaine s’intensifie

Certains experts polonais redoutent que la Russie n’utilise l'enclave de “transit” de Kaliningrad comme un “corridor" pour déstabiliser la région. En 2013, le magazine d'investigation polonais Wprost révélait par ailleurs que les États-Unis auraient érigé une large station d’espionnage dans cette zone stratégique polonaise, au lendemain de la chute du Mur.

La présence américaine dans la région s’intensifie. En mai 2016, c'est à Redzikowo, non loin de la Baltique, que les États-Unis ont commencé à déployer une partie de leur fameux bouclier antimissile. C'est encore sur le sol polonais qu'a eu lieu en juin, "Anaconda"* Anaconda a mobilisé 31 000 hommes, 24 pays, 3 000 véhicules, 105 avions et 12 navires., la plus « plus large opération militaire depuis la chute du Rideau de fer ». C’est à Varsovie que s’est déroulé le sommet très attendu de l'OTAN les 7 et 8 juillet, consacrant un programme de dissuasion, visant à rassurer ses Alliés d’Europe centrale et orientale.

De retour au poste douanier, le commandant de la base disponible pour un court entretien se montre encore plus laconique que Mira Aleksandrowicz.

Il est impossible de prédire le futur. Nous sommes condamnés au présent.

– « Êtes-vous inquiet de la situation avec la Russie depuis la guerre en Ukraine ?

– Les questions d'ordre militaires doivent être adressées au ministère de la défense.

– Je vous demande à titre personnel…

– Il est impossible de prédire le futur. Nous sommes condamnés au présent. »

Mira Aleksandrowicz, qui disait ne rien connaître aux statistiques, surgit triomphante : « Nous vous avons trouvé les chiffres de l’immigration clandestine ! » « Donnez-moi votre carnet », lance-t-elle, avant d’écrire en grosses lettres rondes : « 5 people in 6 years, last one in 2013. » C’est certain, les miradors étaient indispensables.

Chapitre 6

« Le temps de la paix éternelle n’est pas encore arrivé »

Piotr Wilczyński dirige la Légion académique de Cracovie.
© Facebook | Legia Akademicka

En Pologne, les organisations paramilitaires, interdites durant l'époque communiste, poussent comme des champignons. On estime qu’entre 30 000 et 40 000 Polonais en seraient membres. Piotr Wilczyński, un trentenaire enseignant en géographie et expert en géopolitique, dirige la Legia Akademicka (Légion académique) de Cracovie. Piotr, qui s'affiche sur son profil Facebook en redingote romantique, kalachnikov à la main, évoque ces « unités de défense territoriale ». Désormais reconnues par le ministère de la défense polonais, elles ont été intégrées au plan de renforcement de l’armée de métier.

Le comportement guerrier est quelque chose de naturel chez l’homme.

La plupart des recrues sont des volontaires et se préparent à une future carrière dans l'armée ou la police.
© Facebook | Legia Akademicka

Quel est l'objectif de la Légion académique de Cracovie et quelles formations proposez-vous ?
La Légion académique de Cracovie (LAK) a été créée le 11 novembre 1918, interdite en 1945, réorganisée et rétablie le 2 janvier 2013, avant le début du conflit ukrainien. Nous comptons 73 membres. Habituellement, nous avons des formations chaque week-end en forêt, près de Cracovie, pour apprendre à tirer dans un champ ou expérimenter le tir à l'arme en situation de conflit. D'autres cours enseignent les fondamentaux militaires : tactique, premiers soins, dépistage d'ennemis, cours de survie, voire parachutisme. Nous nous entraînons régulièrement avec des soldats professionnels de l'armée polonaise.

Quel est le profil de vos membres et quelles sont leurs motivations ?
90 % de nos recrues sont des étudiants ou des professeurs de l'université de Cracovie. Les femmes représentent la moitié de nos rangs. La plupart des recrues sont volontaires et utilisent nos entraînements comme une manière de se préparer à une future carrière dans l'armée ou la police. Les hommes y voient souvent la chance de partir à l’aventure. Les femmes en général, veulent montrer à quel point elles sont émancipées ou veulent trouver un petit ami digne de ce nom.

Comment expliquez-vous le succès et la montée des groupes paramilitaires en Europe de l'Est ?
Le comportement guerrier est quelque chose de naturel chez l’homme. L'Europe de l'Ouest a oublié de tels comportements en raison d'un système éducatif qui nie les différences naturelles entre les sexes et propage des idéologies comme l'ultratolérance, le féminisme et qui, plus généralement, condamne toute forme d'agressivité. En Russie, les nouvelles générations sont éduquées d'une manière différente. Dans les écoles secondaires russes, les élèves ont des cours obligatoires sur l'utilisation et la construction de AK-74.

Les femmes représentent la moitié des effectifs de la Légion académique.
© Facebook | Legia Akademicka

La Pologne est aujourd'hui un pays très calme qui a adopté le système éducatif et les valeurs de l'Ouest. À titre personnel, j'espère que le réalisme géopolitique sera bientôt de retour en Europe et que le politiquement correct va cesser d'être le vecteur principal d'éducation. Sinon, lors de la Troisième Guerre mondiale (qui va de toute façon se produire un jour), les Russes marcheront jusque Lisbonne. Vous devriez vous demander pourquoi toutes les activités paramilitaires ont cessé d'exister à l'Ouest ? Il y a tellement de dangers dans le monde... le temps de la paix éternelle n'est pas encore arrivé.

Est-ce que le récent changement de gouvernement en Pologne et l'arrivée d'un parti plus conservateur peut avoir des conséquences sur la relation politique avec la Russie ?
Je ne crois pas que la Russie ait la moindre prétention sur le territoire polonais mais elle y a clairement des intérêts économiques. L'économie est le principal objet de nos relations mutuelles, les autres sujets, comme la politique ou les relations militaires, sont secondaires. Les Polonais ne veulent pas de conflit avec la Russie. Beaucoup ne sont d'ailleurs pas d’accord avec cet embargo décidé par l’Europe sur les produits russes. Nous aimerions juste faire du business et décrocher de nouveaux contrats avec la Russie. Malheureusement, c'est impossible en raison de l'UE et de la politique américaine. La Pologne a toujours été colonisée par des puissances étrangères.

Chapitre 7

La Lituanie s’en va-t-en guerre

Depuis la crise avec l’Ukraine, les incidents aériens avec des avions russes n’ont cessé de se multiplier au-dessus de la Baltique. Dans une atmosphère de « russophobie » galopante, la Lituanie joue les gros bras face à la Russie. En septembre 2015, le petit pays a rétabli son service militaire. Célébré par les politiques et les médias, le retour de la conscription auréolé du hashtag #cool a suscité une vague de candidatures sans précédent chez les jeunes.

Lorsque l’on demande à Airidas Leitmontas, visage poupin et épaules engoncées dans un treillis un peu large, pourquoi il préfère l'armée aux études, la réponse fuse comme une balle : « Je veux être fort pour défendre mon pays. » C’est sur Twitter que ce lycéen de Vilnius de 19 ans voit passer un appel à volontaires pour le service militaire. Un questionnaire de motivation et un test d’aptitude physique plus tard, il fait partie des 3 000 jeunes retenus pour la rentrée de septembre. En 2015, la brusque décision du gouvernement lituanien de rétablir la conscription, abrogée en 2008, a suscité une vague d’engagements sans précédent : la campagne de recrutement lancée uniquement sur Internet via le hashtag #conscription a été largement relayée sur les réseaux sociaux et soutenue par les people.

© Balticada - 2016

L’heure est à la mobilisation générale : depuis l’annexion de la Crimée et le conflit dans l’est de l'Ukraine, les Lituaniens sont persuadés d’être les prochains sur la liste du Kremlin. Une peur de l’invasion que les Russes qualifient ironiquement de « désordre psychologique national », selon les mots de Sergei Ivanov, vice-ministre de la défense. Personne ici n’a oublié la trahison des puissances occidentales qui les ont « livrés » à Staline en 1945, l’arrivée des chars russes et les quarante ans d’occupation soviétique.

La nouvelle affectation d’Airidas s’appelle le « bataillon des Dragons », une caserne de bâtiments en brique éparpillés parmi les bouleaux, en banlieue de Klaipėda, une ville portuaire sur la mer Baltique. Pour cette rentrée un peu spéciale, le bataillon des Dragons de Klaipėda va accueillir 495 recrues pour sa rentrée, 480 hommes et 19 femmes, âgés entre 20 et 30 ans. Les travaux de rénovation de la caserne ont été achevés juste à temps pour répondre à l’afflux des candidatures.

Au milieu des autres alignés en rang d’oignons dans la cour, Airidas attend d’être désigné par son nom. Après l’appel, il trottine derrière un sergent-instructeur bodybuildé, troque son iPhone et ses baskets contre un uniforme et la boule à zéro. Les dortoirs sont des cubes de béton aux fenêtres grillagées, dont l’intérieur a été fraîchement repeint en vert pomme. Devant les 6 lits superposés réglementaires et les casiers en fer, Airidas s’initie au lit au carré. « Soutenu à 100 % » par sa famille, il rêve d’être un « modèle » pour sa génération, capable de protéger son pays d’un « envahisseur ».

La « russophobie » bat son plein

La « menace » russe fait partie de la pop-culture officielle en Lituanie où toute architecture rappelant le joug communiste est systématiquement démolie à coups de pelleteuse. Dans les tribunaux de Vilnius, les procès d’anciens espions et la « chasse aux sorcières » rouges continue. Les chaînes de télé russes sont interdites et le ministère de la défense a publié fin 2015 un « manuel de survie » pour faire face, non pas à un attentat terroriste, mais à une « invasion ». Douze ans après son adhésion à l’UE et à l’OTAN, la « russophobie » bat son plein.

« Mon père et mon grand-père étaient dans l’armée rouge car ils n’avaient pas le choix à l’époque soviétique », reprend Airidas. « Personne ne croit que l’OTAN interviendra pour nous défendre. Si la Russie nous attaque, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes », lance-t-il encore, en désignant avec fierté le slogan du bataillon des Dragons : « Nugalėsim, arba žusim », « agir ou mourir ».

Au mess, après un repas riz-poisson-bananes vite expédié, la conscrite Viktorija, 30 ans, répond docilement aux questions : « J'ai quitté mon travail, je suis divorcée et j'ai un fils. Je souhaite être un exemple pour lui, afin qu'il grandisse dans un pays libre et en paix. Ma famille me manquera mais je les verrai lors des permissions. » La présence des femmes a été récemment autorisée dans l'armée lituanienne, où elles représentent près de 10 % des effectifs, un record. Un engagement probablement dû à la personnalité de la présidente lituanienne au pouvoir depuis 2009, Dalia Grybauskaitė.

Celle que l’on surnomme la « Dame de fer » balte avait promis sa visite : elle arrive au pas de course, inspecte les commodités, dévisage les recrues et écoute attentivement les officiers.

Économiste de formation, la présidente lituanienne est sortie diplômée de l’université de Moscou et de celle de Georgetown, USA. Successivement vice-ministre des finances puis ambassadrice de la Lituanie aux États-Unis, elle maîtrise aussi bien les arcanes du capitalisme que ceux de la diplomatie. C’est aussi une conservatrice qui prône une attitude dure à l'égard de la Russie. Un État « terroriste » dont elle compare l'actuel dirigeant à « Hitler et Staline » réunis, mettant régulièrement en garde ses partenaires européens contre une extension du conflit russo-ukrainien à l’est de l’Europe.

La voici dans la cour d'honneur de la caserne. « Quelque chose est en train de changer en Europe, du côté de la dernière frontière de l'OTAN », commence-t-elle martiale. « La Russie est clairement devenue un danger. Je ne parle pas seulement de l'Ukraine. À nos portes se produisent désormais de larges démonstrations de force. J'évoque les dizaines d'incursions aériennes russes non signalées dans l'espace au-dessus de la Baltique, les larges exercices militaires et la remilitarisation de l'enclave de Kaliningrad avec le déploiement des missiles Iskander qui visent les capitales européennes. »

Elle prend une inspiration, avant de dévisager une foule silencieuse. « Notre budget défense devrait doubler d'ici 2017, passant de 1,1 % à 2 % de notre PIB, comme recommandé par l'Alliance. Nous voulons parvenir à une réserve disponible de 17 000 hommes* L'armée lituanienne dispose de 10 000 hommes actifs pour une population de 2,9 millions d'habitants.. Nous devons nous tenir prêts. »

Chapitre 8

L’OTAN, une nouvelle religion pour les pays de la région

L’éventualité de voir la Russie déstabiliser les pays baltes est prise très au sérieux par l’OTAN qui ne cesse de renforcer sa présence en Europe de l’Est. En Lituanie, entraînements conjoints et missions de police aériennes se succèdent à un rythme soutenu.

C'est un petit matin d'août et la chaleur torride n'empêche pas les soldats du 173e bataillon d'infanterie de l'US Army d'enchaîner les pompes. Les “paratroopers” ressemblent à des lycéens en vacances, carrures d'armoire à glace, treillis couleur désert, chewing-gum et M16 sous le bras. Les soldats lituaniens les regardent échanger les bourrades et les blagues en anglais sonore. Voilà la cour de la caserne de Panevėžys, une ville du nord de la Lituanie et deux bataillons, américain et lituanien, doivent partir pour un entraînement conjoint. Ils sautent dans les camions et quatre Humwee blindés et le convoi part pour une destination « inconnue ».

L'Alliance n'a pas lésiné sur les moyens

Dans un Humwee, ils sont trois privates américains stationnés depuis deux mois en Lituanie qui se racontent leur soirée de la veille, tandis que la chanteuse Katy Perry hurle « Baby You Are A Firework » à pleins tubes. Un drapeau américain est collé sur le pare-brise, il y a des appareils radio en pagaille, des bouteilles d'eau vides jetées au sol et le cliquetis incessant des munitions de la mitraillette extérieure qui se balance au fil des coups de volant. Steven, Oregon, 21 ans, qui est à la place du tireur, passe le nez à travers le toit : « Oh yeah, people love us here. It’s great, Maam » (« Oh oui, les gens nous aiment ici, c’est super madame »).

L'OTAN est devenu comme une « religion » en Europe de l’Est. Afin de rassurer ses alliés, l'Alliance n’a pas lésiné : déploiement d'un système antimissiles en Roumanie et en Pologne, dépenses en Europe quadruplées pour 2017 (3,4 milliards d'euros), envoi de troupes supplémentaires et d'une patrouille blindée mobile qui effectuera des rotations sur les territoires alliés, multiplication des « US joint-trainings » en mode guérilla urbaine, cyber-attaques ou exercices de déminage.

© Balticada - 2016

Les 7 et 8 juillet 2016, le sommet de Varsovie a inauguré une nouvelle stratégie de « dissuasion », en lieu et place des diverses missions de « réassurance » menées ces dernières années. Si Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l'OTAN, assure que les Occidentaux ne veulent pas d'une « nouvelle guerre froide avec Moscou », leur dernière manifestation de force en juin 2016 n’était pas très subtile : l’opération « Anaconda » simulait… une invasion des États baltes et de la Pologne par « l'Union des Rouges ».

Le Humwee progresse dans une zone militaire interdite d'accès. Une maison abandonnée surgit des fourrés. Premier exercice : il faut sécuriser le périmètre et déminer la maison, occupée par des « ennemis ». Les Lituaniens joueront les Russes. Les soldats américains préparent leur stratégie en chuchotant, avant de s'engouffrer à l'intérieur de la structure de béton.

Et puis c'est l'assaut : les cris éclatent, on trébuche, on rampe, on se jette sur le sol. Les uns hurlent en anglais, les autres en lituanien. Le seul langage universel est celui du « bang, bang, bang », en mimant les tirs des armes qui ne sont pas chargées. Ceux qui sont « touchés » sont exclus du jeu. Ils doivent rester immobiles comme des statues pendant que les autres vont libérer des civils imaginaires.

L'entraînement conjoint des soldats américains et lituaniens en vidéo.

« Ce genre d'exercice conjoint est important pour nos alliés, comme pour nous préparer aux opérations extérieures », lance le lieutenant Boyle, 27 ans, à l'accent traînant de l’Alabama. « L'idée c'est de savoir comment réagir, développer les automatismes mais surtout notre coordination entre alliés. On croit souvent que les militaires sont débiles », poursuit-il. « J'ai fait les meilleures écoles, je suis diplômé d'un master, j'ai appris à développer une pensée critique. Mais rien ne remplace la croyance en une cause. » Le lieutenant Boyle, qui a passé trois mois basé à Lviv, en Ukraine, pour former « les gars de l'armée ukrainienne », croit-il à une guerre avec la Russie ? « Nous sommes des soldats professionnels, alors même pendant les entraînements, l'idée de la guerre ne nous quitte pas. »

Sergey Rudenko, Tatar de Crimée, face aux « petits hommes verts »

La Lituanie a reconnu début 2015 « fournir des armes » à l’Ukraine. Depuis septembre 2014, les soldats ukrainiens participent aussi à des training spéciaux de l'OTAN sur le territoire lituanien. Sergey Rudenko, un lieutenant des Marines ukrainiens, achève deux semaines d'entraînement à la base militaire de Panevėžys : « J'y ai appris des trucs très précieux sur les techniques de “guérilla” en zone urbaine. Comme nous ne sommes pas dans une configuration de guerre traditionnelle avec la Russie, c’est très utile. »

Pour Sergey Rudenko, Tatar de Crimée, engagé dans les Marines depuis une décennie, la décision de se battre est venue naturellement. « Le monde russe est synonyme de corruption, d'absence de liberté, d'esclavage. Même ma femme a rejoint les Marines pour combattre, du coup, nous sommes devenus ce que l’on appelle une famille très patriotique. »

Il plie soigneusement un drapeau ukrainien qu'il glisse ensuite dans sa valise. « Cette guerre avec la Russie est radicalement nouvelle. C'est une guerre hybride qui mêle différents types d’opérations. L'organisation de manifestations civiles, l'usage des forces armées traditionnelles, l’intervention de groupes subversifs, le trafic d'armes. Et puis il y a la propagande », ajoute Sergey.

La première fois que Sergey a vu débarquer sur le front, dans l’est de l’Ukraine, des « petits hommes verts » (en uniforme mais sans sigle), il n'en a pas cru ses yeux. « Ils nous ont crié “Nous sommes juste des rebelles du Donbass”. Mon cul ! Nous, on savait que c’étaient des soldats russes. Mais sans badge, sans numéro d'unité. Que faire contre ça ? »

Les nations alliées se succèdent à la base de Šiauliai pour assurer la défense du ciel balte, une mission traditionnelle de l'OTAN.

Depuis que l'OTAN a renforcé ses positions dans les pays baltes, Moscou fulmine. Les incidents aériens impliquant des chasseurs russes ont explosé ces deux dernières années au-dessus de la mer Baltique qui est devenue un foyer important de tensions. Lunettes de soleil et accent italien, le commandant Vito Cracas a dirigé durant huit mois « Baltica Frontiera », une mission de police aérienne de l'OTAN, depuis la base militaire de Šiauliai, en Lituanie. « Entre 2014 et septembre 2015, l'OTAN a quadruplé les effectifs de cette opération », explique Cracas. « Quatre bataillons étrangers ont été stationnés au lieu d'un seul, ainsi que 16 appareils sur trois bases : Šiauliai en Lituanie, Amari en Estonie et Malbork en Pologne. »

Le commandant Vito Cracas, qui a fait ses classes durant les guerres d'ex-Yougoslavie, en Bosnie, puis au Kosovo avant de rejoindre l'Afghanistan, dit que la qualité principale d’un bon pilote de chasse tient en une phrase. « Savoir obéir aux ordres. On ne confie pas un avion qui coûte 1 milliard de dollars à une tête brûlée. Alors, Top Gun, ne m’en parlez pas ! » lance-t-il dans un clin d'œil, en se dirigeant vers le hangar. Les quatre Eurofighters Typhoon, prêtés par l'armée de l'air italienne – en complément des quatre F-16 norvégiens – sont abrités sous une tente provisoire qui claque au vent.

© Balticada - 2016

En huit mois, Vito Cracas a effectué près de 450 sorties, d'environ deux heures à chaque fois. La routine, en somme. « Notre priorité est d'assurer la sûreté aérienne, de limiter les infractions au code de l'aviation, porter assistance aux appareils en difficulté, voire intervenir dans un cadre de mesures d’identification, de contrôle, de surveillance ou d'interception. » La particularité de Šiauliai, c'est sa proximité avec la frontière est de l'Europe et l'enclave de Kaliningrad. « Ce n'est pas une période, disons, facile en termes diplomatiques », ajoute-t-il pudiquement.

En 2015, 160 sorties pour les chasseurs de l'OTAN

En janvier 2016, le ministère lituanien de la défense révélait que les chasseurs de l'OTAN ont décollé à 160 reprises en 2015, 140 fois en 2014 pour seulement 47 sorties en 2013. « Lors de la Journée de la Navy russe de Kaliningrad en juillet 2015, des transporteurs venant de Saint-Pétersbourg ont éteint leur transpondeur », se souvient Cracas, en haussant les épaules. « Vu le contexte tendu, on peut parler de “provocation” quand des avions de chasse russes refusent de s'identifier lorsqu'ils traversent l'espace aérien d'un pays, sans le notifier aux autorités, ni délivrer de plan de vol. »

« Le personnel de la base est en mode “QRA” pour Quick Reaction Alert, ce qui signifie dans notre jargon que nous sommes prêts à intervenir 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 », précise-t-il. Lorsque le radar aérien détecte un appareil non identifié, « nos pilotes ont alors 15 minutes pour être dans les airs. Dans le cas de Kaliningrad, alors qu'ils violaient toutes les règles de la sécurité aérienne, les pilotes russes nous ont fait des sourires et des petits coucous. Nous ne faisons pas grand-chose à part signaler l'incident aux autorités ».

« Depuis le conflit éclair avec la Géorgie, on observe une escalade des incidents avec la Russie, cela fait très guerre froide », dit-il en baissant les yeux. « Quelqu'un devrait être intelligent. Et faire un pas en arrière. »

Chapitre 9

« La Lituanie doit rester vigilante sans sombrer dans la paranoïa »

Professeure associée au département des études internationales de l'université de Vilnius, Dovilė Jakniūnaitė est une experte des relations UE-Russie. Vingt-cinq ans après la chute du Mur, elle explique pourquoi la Russie reste une menace pour son voisin lituanien.

Dovilė Jakniūnaitė, experte des relations UE-Russie.

La Russie a-t-elle toujours été l'ennemi public numéro un pour la Lituanie ?

Depuis 1989 puis l'indépendance du pays il y a vingt-cinq ans, la Russie a toujours été considérée comme la première menace de l'agenda politique lituanien. L'approche politique n'a pas changé mais, depuis plusieurs années, le discours public est devenu plus émotionnel, relayé par les médias. Une propagande guerrière est en marche des deux côtés. Les élites politiques en Lituanie, du moins du côté conservateur, sont très clairement contre Moscou. Ce très fort sentiment antirusse est en train de grandir en Lituanie. Cela est bien sûr lié à l'annexion de la Crimée en 2014 et à la guerre en Ukraine.

Êtes-vous d'accord avec l'idée que la Russie est un « État terroriste » ?

Notre relation avec la Russie est tout simplement inexistante : nous n'avons connu que des divergences au fil de l'Histoire. Aujourd'hui, le Kremlin cherche surtout à déstabiliser la région : il ne s'agit pas d'une invasion armée mais de petites provocations, d'agressions non clairement définies. Juste pour voir comment nous allons réagir. Cela marche car la Lituanie, longtemps occupée ou conquise par de grandes puissances étrangères, a un problème d'identité assez aigu. Le patriotisme prend des proportions incroyables. Le problème de la Lituanie, c'est de rester vigilante sans basculer dans la paranoïa.

Qu'est-ce qui a été le plus important pour la Lituanie : l'adhésion à l'UE ou celle à l'OTAN, qui ont été effectives la même année (en 2004) ?

L'intégration dans l'Union européenne a été pensée pour l'économie du pays et celle dans l'OTAN, pour notre sécurité.

L'intégration dans l'Union européenne a été pensée pour l'économie du pays et celle dans l'OTAN, pour notre sécurité. Pour la majorité des Lituaniens, l'entrée dans l'Europe est le plus important. C'est aussi le plus visible : l'Europe construit des routes, des écoles, rénove les grosses infrastructures, vous voyez les pancartes partout dans le pays, qui indiquent que tel chantier a été réalisé grâce aux fonds européens.

La sécurité nationale est un sujet plus politique. Jusqu'à aujourd'hui, l'OTAN n'était pas très visible. Désormais, de plus en plus de contingents étrangers sont envoyés s'entraîner ici, les effectifs de la force de réaction rapide ont été accrus, un centre spécial de commandement de l'OTAN consacré à la sécurité énergétique a été inauguré à Vilnius en 2014, de larges manœuvres militaires conjointes sont organisées régulièrement dans la région. Notre élite politique est très pro-US. À leurs yeux, la sécurité du pays passe par les États-Unis et non par l'Europe. Ce qui est certain, c'est que l'expansion de l'OTAN à l'Est a été une catastrophe pour le Kremlin, réduisant à néant le projet de Grande Russie.

Kybartai, la frontière de la peur

Depuis 1991, Kybartai, une petite ville lituanienne de 7 000 habitants est l’un des points de passage les plus importants pour les trains reliant l'enclave russe de Kaliningrad à Moscou, en passant par la Lituanie. Coincés entre Russie et Lituanie, à quelques kilomètres à peine de la frontière, ses habitants vivent entre résignation et peur d'une invasion.

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    Viktorija, 24 ans, étudiante et employée du camping du lac Vystitis : « Il y a un “polygone” pas loin de Kybartai où les Russes s'entraînent, tous les jours, ils font des exercices militaires. L'année dernière, on entendait régulièrement des explosions de l'autre côté de la frontière, le bruit retentissait dans toute la maison. Toute ma famille a souffert de l'occupation russe. J'ai très peur, mon petit ami est garde-frontière, je redoute que quelque chose ne se passe. Nous savons que nous sommes en première ligne si jamais les Russes envahissent le pays. Je ne suis pas patriote mais je trouve que rétablir le service militaire est une très bonne idée. »
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    Aldona, 82 ans, retraitée : « Ce que font les Russes, c'est leur business. Je suis habituée à entendre ces explosions, cela fait dix ans que je vis ici, cela fait partie de mon quotidien. Tant qu'ils ne nous tirent pas dessus, ça va ! À l'époque soviétique, je m'étais rendue une fois à Kaliningrad mais le visa était trop cher. Je n'y suis pas retournée depuis, pourquoi faire, nous avons tout ici. »
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    Zita, 62 ans, retraitée : « J'ai vécu ici toute ma vie, j'aime bien Kybartai. Je trouve qu'il y avait davantage d'explosions avant, lorsque je retrouvais parfois des carreaux de mes fenêtres cassés à cause de la puissance. Il faut s'en remettre à Dieu. De toute façon, à mon âge, j'ai vu beaucoup de choses, la chute de l'URSS, la guerre froide, je ne redoute plus grand-chose. Je crois que cette tension avec la Russie, c'est un truc de journaliste, cela vient davantage des journaux que de la communauté locale. »
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    Laimutė, 46 ans, au chômage. Elle ne voulait pas être photographiée : « Je suis nerveuse parce que mes enfants grandissent ici et ce n'est pas très drôle. Mais je ne quitterai jamais Kybartai, j'y ai passé toute ma vie. Bien sûr que je crains une guerre avec la Russie. Je n'ai pas peur des Russes mais de la politique, leur président est complètement fou. On en parle de plus en plus avec mes amis. La réalité, c'est qu'on était presque mieux à l'époque soviétique : la vie en Lituanie ne fait qu’empirer chaque année, les prix augmentent, les salaires sont trop bas. Crise économique ou guerre, je ne sais pas ce qui est pire. »
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    Lina, 15 ans et Silvia, 18 ans, lycéennes : « En 2014, au moment du conflit avec l'Ukraine, on entendait des explosions beaucoup plus régulièrement, peut-être deux fois par semaine. C'est désagréable oui, mais nous sommes habituées et ne pensons jamais à la guerre. Nous n'avons jamais été à Kaliningrad, même si c'est tellement proche, qu'irions-nous y faire ? Nous n'y avons aucun ami, la ville est moche, paraît-il. Nous, on voudrait partir étudier en Espagne. »
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    Deivydas, 16 ans, lycéen : « Bien sûr que je m'intéresse à ce qui se passe en Ukraine. La Russie a attaqué l'Ukraine sans aucune raison. On en parle beaucoup avec mes amis. La question principale qui revient toujours, c'est : est-ce que l'OTAN nous défendra si la Russie décide de nous envahir, comme elle l'a fait dans l'est de Ukraine ? Moi, comme j'aime le sport, l'uniforme, je veux aller faire l'armée, je vais me présenter à la prochaine session de recrutement du service militaire. Je veux être en mesure de défendre mon pays. »
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    Lukas, 18 ans, lycéen : « Tout le monde en Lituanie devrait être prêt. Je ne veux pas seulement faire mon service militaire mais intégrer l'armée de métier. Quand je lis la presse ou que je regarde sur Internet, la situation semble préoccupante. Que se passera-t-il si la Russie fait en Lituanie la même chose qu'en Ukraine ? »
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    Vitalijus, 31 ans, ouvrier : « Il y a quatre ans, un soldat russe armé jusqu'aux dents a débarqué à Kybartai complètement paumé, il a frappé à la porte d'un couple de vieux. Il les a effrayés à mort, ils ont cru que la Seconde Guerre mondiale recommençait. En fait, le type s'était perdu durant un exercice militaire, il a fallu le reconduire à la frontière en lui montrant le chemin. L’histoire a fait le tour du village pendant des mois. Aujourd'hui, j'ai quitté Kybartai parce qu’il n'y avait pas de travail pour moi dans le coin. J’ai émigré en Irlande et je bosse dans le bâtiment mais ma femme et mes deux enfants habitent encore ici : parfois, je me fais du mauvais sang pour eux. Quand on voit ce qui se passe avec l'Ukraine, on ne peut s'empêcher de penser à une guerre. »
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Récit : Prune Antoine
Recherches et infographies : Gil Skorwid
Photos et vidéos, sauf mention contraire : Jan Zappner
Édition et réalisation web : François Bonnet et Donatien Huet
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